En 1851, Ida Pfeiffer, étonnante autrichienne voyageuse de 53 ans, passe par Le Cap (aujourd'hui en Afrique du Sud), sous domination britannique, sur la route des Indes Orientales où elle se rendra seule dans les tribus dayak de Bornéo (à la fameuse réputation de coupeurs de têtes) et chez les batak au centre de Sumatra (des cannibales, eux!), lieux au coeur des terres non encore investis par la puissance coloniale hollandaise.
Au Cap, elle fait quelques visites et donne une brève description de la prière du vendredi dans une mosquée locale, savoureuse tant par le regard posé sur l'Islam au milieu du XIXème siècle que par le vocabulaire employé, dont on ne sait si on le doit à l'auteure elle-même ou au traducteur (édition française de 1859 du récit de voyage "Ma tête à couper" traduit de l'allemand par W. de Suckau), ou aux deux. Nous y sont présentés des "mahométans", un "grand prêtre", un "chantre" qui se met à "hurler", le "temple", le "pontife"... cela dit, ce vocabulaire qui prête à sourire est peut-être aussi celui de l'époque :
" Un vendredi (le dimanche des Malais), je visitais leur mosquée, une belle et haute salle dans la maison de leur grand prêtre. Quoique mahométans, les malais ne sont pas aussi rigides que leurs coreligionnaires de l'Orient, car ils permettent aux étrangers d'assister à leurs cérémonies religieuses. Dans la chambre de la femme du grand prêtre, je trouvai des femmes assises par terre tout au fond de la pièce; elles avaient quitté leurs robes de dessus et étaient enveloppées dans de grands draps blancs, avec un voile sur la tête qui ne leur couvrait cependant pas la figure. Les hommes aussi retiraient dans le vestibule du temple leurs pantalons de couleur, sous lesquels ils en avaient des blancs, revêtaient également de longs vêtements blancs et couvraient d'un mouchoir de tête blanc la coiffe de couleur qu'ils portent d'ordinaire. Ils se jetèrent d'abord à plusieurs reprises la face contre terre, puis s'assirent en rang; le grand prêtre prit place devant eux et récita deux prières. Après la première, les hommes baisèrent la main du prêtre; après la seconde ils la lui serrèrent. Un chantre, placé au fond du temple, se mit alors à entonner de toute la force de ses poumons un chant auquel les hommes se joignirent en choeur. Fendant ensuite la foule assemblée, il arriva au pied d'une petite chaire et se mit à hurler un chant tout seul. Après quoi, le pontife monta en chaire, et récita avec le chantre, moitié chantant, moitié parlant, pendant deux longues heures des prières du Coran; ainsi s'acheva la cérémonie."
la mosquée reine Victoria construite vers 1850, dans ce qui sera plus tard nommé le quartier malais. On remarque bien sûr que le style évoque plutôt une église. |
Mais que faisaient donc là des "malais"? Qui étaient-ils? Au nombre des premiers musulmans arrivés dans l'établissement portuaire de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales (VOC) crée au cap de Bonne-Espérance en 1652, on trouve des prisonniers originaires de l'archipel indonésien, exilés par les hollandais. Et notamment le Cheikh soufi Yusuf de Makassar au sud de Célèbes (Sulawesi), d'abord exilé à Colombo puis en 1693 au Cap.
De là des communautés musulmanes se sont constituées, qui ont traversé l'histoire de l'Afrique du sud au fil de métissages avec les indiens, les noirs et aussi les blancs, et généré des pratiques islamiques syncrétiques. On sait que l'identité malaise en Malaisie est associée étroitement à la religion musulmane; si quelqu'un est malais il est forcément musulman, au contraire des indiens ou des chinois de Malaisie. Au Cap, ceux qui se convertissaient étaient rangés dans la catégorie de "malais": c'est par un étonnant retournement de situation les musulmans du Cap, de par leur religion, étaient classés dans la catégorie "malais". (masok Melayu versus masok Islam, et vice versa / masok en malais = entrer).
Quels "malais" Ida Pfeiffer a-t-elle rencontrés en 1851? Sans doute une communauté métissée, ayant largement oublié ses racines et peu consciente de son histoire. C'est seulement dans la seconde moitié du XIXème siècle que la communauté a été réislamisée par l'action initiée par un ouléma de l'empire ottoman. Sans doute une communauté métissée, ayant largement oublié ses racines et peu consciente de son histoire. Pourtant on remarque les mouchoirs de tête (sortes de turbans noués de diverses manières, souvent sophistiquées, aux motifs et couleurs variés) propre aux malais et le grand vêtement blanc dont se couvrent les femmes malaises pour prier.