dimanche 16 octobre 2011

dans une mosquée d'Afrique du Sud: des malais au Cap

En 1851, Ida Pfeiffer, étonnante autrichienne voyageuse de 53 ans, passe par Le Cap (aujourd'hui en Afrique du Sud), sous domination britannique, sur la route des Indes Orientales où elle se rendra seule dans les tribus dayak de Bornéo (à la fameuse réputation de coupeurs de têtes) et chez les batak au centre de Sumatra (des cannibales, eux!), lieux au coeur des terres non encore investis par la puissance coloniale hollandaise.
Au Cap, elle fait quelques visites et donne une brève description de la prière du vendredi dans une mosquée locale, savoureuse tant par le regard posé sur l'Islam au milieu du XIXème siècle que par le vocabulaire employé, dont on ne sait si on le doit à l'auteure elle-même ou au traducteur (édition française de 1859 du récit de voyage "Ma tête à couper" traduit de l'allemand par W. de Suckau), ou aux deux. Nous y sont présentés des "mahométans", un "grand prêtre", un "chantre" qui se met à "hurler", le "temple", le "pontife"... cela dit, ce vocabulaire qui prête à sourire est peut-être aussi celui de l'époque :

" Un vendredi (le dimanche des Malais), je visitais leur mosquée, une belle et haute salle dans la maison de leur grand prêtre. Quoique mahométans, les malais ne sont pas aussi rigides que leurs coreligionnaires de l'Orient, car ils permettent aux étrangers d'assister à leurs cérémonies religieuses. Dans la chambre de la femme du grand prêtre, je trouvai des femmes assises par terre tout au fond de la pièce; elles avaient quitté leurs robes de dessus et étaient enveloppées dans de grands draps blancs, avec un voile sur la tête qui ne leur couvrait cependant pas la figure. Les hommes aussi retiraient dans le vestibule du temple leurs pantalons de couleur, sous lesquels ils en avaient des blancs, revêtaient également de longs vêtements blancs et couvraient d'un mouchoir de tête blanc la coiffe de couleur qu'ils portent d'ordinaire. Ils se jetèrent d'abord à plusieurs reprises la face contre terre, puis s'assirent en rang; le grand prêtre prit place devant eux et récita deux prières. Après la première, les hommes baisèrent la main du prêtre; après la seconde ils la lui serrèrent. Un chantre, placé au fond du temple, se mit alors à entonner de toute la force de ses poumons un chant auquel les hommes se joignirent en choeur. Fendant ensuite la foule assemblée, il arriva au pied d'une petite chaire et se mit à hurler un chant tout seul. Après quoi, le pontife monta en chaire, et récita avec le chantre, moitié chantant, moitié parlant, pendant deux longues heures des prières du Coran; ainsi s'acheva la cérémonie."

la mosquée reine Victoria construite vers 1850,
dans ce qui sera plus tard nommé le quartier malais.
On remarque bien sûr que le style évoque plutôt une église.

Mais que faisaient donc là des "malais"? Qui étaient-ils? Au nombre des premiers musulmans arrivés dans l'établissement portuaire de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales (VOC) crée au cap de Bonne-Espérance en 1652, on trouve des prisonniers originaires de l'archipel indonésien, exilés par les hollandais. Et notamment le Cheikh soufi Yusuf de Makassar au sud de Célèbes (Sulawesi), d'abord exilé à Colombo puis en 1693 au Cap.
De là des communautés musulmanes se sont constituées, qui ont traversé l'histoire de l'Afrique du sud au fil de métissages avec les indiens, les noirs et aussi les blancs, et généré des pratiques islamiques syncrétiques. On sait que l'identité malaise en Malaisie est associée étroitement à la religion musulmane; si quelqu'un est malais il est forcément musulman, au contraire des indiens ou des chinois de Malaisie. Au Cap, ceux qui se convertissaient étaient rangés dans la catégorie de "malais": c'est par un étonnant retournement de situation les musulmans du Cap, de par leur religion, étaient classés dans la catégorie "malais". (masok Melayu versus masok Islam, et vice versa / masok en malais = entrer).
Quels "malais" Ida Pfeiffer a-t-elle rencontrés en 1851? Sans doute une communauté métissée, ayant largement oublié ses racines et peu consciente de son histoire. C'est seulement dans la seconde moitié du XIXème siècle que la communauté a été réislamisée par l'action initiée par un ouléma de l'empire ottoman. Sans doute une communauté métissée, ayant largement oublié ses racines et peu consciente de son histoire. Pourtant on remarque les mouchoirs de tête (sortes de turbans noués de diverses manières, souvent sophistiquées, aux motifs et couleurs variés) propre aux malais et le grand vêtement blanc dont se couvrent les femmes malaises pour prier. 

samedi 10 septembre 2011

calligraphie chinoise à Jambi

Après une pause estivale, voici quelques images qui retiendront l'attention des sinisants.

de quel style de calligraphie s'agit-il? style cursif?
Au coeur de la ville "moderne" de Jambi, édifiée vers le milieu du XXè siècle, à côté du théâtre style années 50 décati dont j'ai déjà montré une image, une boutique expose sur rue des rouleaux calligraphiés en caractères chinois.

calligraphie "style d'herbe"?
La situation des chinois dans les îles de l'archipel indonésien a connu des fortunes diverses au cours de l'Histoire, mais ce qui est sûr, c'est que leur présence est ancienne.
A Sumatra, les pélerins sur la route de l'Inde puis les marchands chinois, du VIIè au XIIIè siècle de notre ère séjournaient à Palembang ou Jambi, les deux "capitales" successives de l'empire maritime bouddhiste de Sriwijaya. A Bornéo des jarres chinoises étaient importées dès les XIIIè-XIVè siècles, décorées de dragon car le motif plaisait aux autochtones...
Au XVè siècle les communautés chinoises nombreuses établies dans les villes sur la côte nord de Java ( le pasisir ou pesisir) pratiquaient la religion musulmane et étaient intégrées dans la population locale. Mais les aléas de l'Histoire ont modifié la perception des chinois par les autochtones.
Si à l'avènement des Qing en 1644, nombre de partisans des Ming ont fui vers les contrées des Mers du Sud, et qu'il en est résulté une sinisation des communautés, globalement les chinois d'origine finissaient toujours par se fondre dans la masse indigène, par être "javanisés" en somme, de par leurs liens familiaux puisque les hommes, très largement majoritaires, épousaient des femmes indigènes et souvent se convertissaient à l'Islam. Il est intéressant à cet égard de remarquer que les chinois, habituellement perçus comme ayant digéré en sinisant peu à peu toutes les hordes barbares qui ont déferlé sur l'empire depuis le nord, ont été là assimilés par les javanais, culture elle-même raffinée et assimilatrice.
C'est seulement au XIXè siècle que les hollandais importent de la main d'oeuvre chinoise (les kuli = coolies) pour les grandes plantations qui seront créees à partir de 1815, et importent en même temps des concepts ethniques et nationalistes occidentaux qui les conduiront finalement en 1854 à séparer sur le plan juridique les chinois du reste de la population indigène. Cela marquera l'histoire de la communauté chinoise qui désormais sera dans un entre-deux ambigu, proche des occidentaux tant en étant rejetés comme non occidentaux, et regardés désormais différemment par les indigènes, comme compromis avec le colon.
Au passage, les troubles intérieurs de la Chine de la fin de l'ère mandchoue contribueront à alimenter un regain de nationalisme chinois dans les communautés chinoises d'outre-mer au début du XXè siècle.
Enfin, en 1965, suite au coup d'Etat avorté et à la prise du pouvoir par le général Suharto, la chasse aux sorcières anti communiste fera peser le soupçon d'accointances avec la Chine Populaire sur les chinois d'Indonésie. Le gouvernement Suharto décide la fermeture de toutes les écoles chinoises pour accélérer l'assimilation des peranakan (autochtones nés de parents venus d'ailleurs...).
La religion sera alors mentionnée sur les cartes d'identité et les chinois opteront pour grande partie pour le christianisme, associé à l'Occident et l'occidentalisation, et pour partie pour l'Islam par volonté d'intégration de certains perçue comme plus profonde dans la communauté nationale.

On le voit, on est loin des caricatures, tant occidentales, opposant l'Islam conquérant à la minorité chinoise opprimée, qu'islamistes radicales, opposant l'Islam "pur" aux chinois étrangers par essence, mécréants mangeurs de porc.

Depuis la chute de Suharto en 1998, et surtout avec ce siècle, l'enseignement du chinois a repris et la religion confucéenne ( Kong Fu Cu ) a été reconnue par l'Etat indonésien. De nombreux temples clinquants sont construits ou restaurés dans les grandes villes de l'archipel. A Surabaya, Palembang, à Jambi...


Klenteng (temple chinois) Tri Dharma Chandra Nadi, construit au XVIIè siècle à Palembang,
après la dernière restauration...


Mais revenons à nos calligraphies; reste à en analyser le style, la qualité, et la teneur, mais je n'ai là pas compétence et je fais appel à des amis sinisants qui pourront m'éclairer...

Mais quel texte le calligraphe boutiquier peut-il bien avoir choisi en guise d'enseigne? car enfin, le texte, écrit en style régulier,  parait bien long! S'agit-il d'un extrait de classique chinois? d'un texte religieux?
Il y aurait donc actuellement des chinois indonésiens maîtrisant suffisamment le chinois classique pour apprécier?
En attente de traduction donc!...

dimanche 10 juillet 2011

Retour sur le Tamansari, vu par un français en 1895

Dans son ouvrage "Un séjour dans l'île de Java", publié en 1898, Jules Leclercq donne une  description du Tamansari, situé dans le kraton de Yogyakarta.

"De toutes les parties du Kraton la plus curieuse est le fameux château que les javanais désignent sous le nom de Tamansari (Jardin des fleurs), et que les hollandais appellent Watercasteel (Château d'eau), parce qu'il est, en effet au milieu d'un lac. Ce château est une des plus charmantes créations du sultan le bâtisseur, Amangkoe-Boewono, qui régnait à la fin du dix-huitième siècle. Il en avait fait sa maison de plaisance, avec tous les accessoires que réclament les moeurs orientales: étangs, bassins, jets d'eau, grottes, bains, sérail. Le tremblement de terre que provoqua le Mérapi, en 1867, fit de Tamansari un amas de ruines que j'ai trouvées dans un irrémédiable abandon, mais qui témoignent encore du faste des anciens sultans. On y voit de curieux morceaux d'architecture, où l'art oriental se marie à l'art occidental, où le style italien s'épanouit à côté des styles hindou, chinois et javanais. Le château est situé dans une île artificielle, s'élevant en forme de terrasse au milieu d'un vivier qui l'isole si complètement qu'on ne peut y atteindre que par une galerie souterraine creusée sous les eaux et peuplée de chauves-souris et de lézards. Le château est un amas extrêmement confus de murs crevassés, d'escaliers croulants, d'innombrables appartements ruinés, qui n'offrent aucune symétrie; les vestiges de sculpture et de dorure des portes, des fenêtres, des balcons, attestent l'ancienne splendeur de cette demeure princière. Les jardins sont aussi abandonnés que la demeure même: on y rencontre à chaque pas des constructions à demi ruinées, de petits temples, des pavillons, des bassins rectangulaires, des statues de pierre qui servaient de fontaines, des salles voûtées où règne une humidité de cave qui vous pénètre jusqu'aux os: c'est sous ces fraîches voûtes qu'aux heures chaudes du jour, le Sultan et la Sultane venaient s'étendre, après le bain, sur des lits de repos en pierre, sans doute couverts de moelleux tapis qu'ont remplacés des tapis de mousse. Dans les bâtiments qui abritaient le harem, les petits boudoirs des femmes sont en assez bon état de conservation, et j'y ai même vu des vestiges de lits en bois. Au milieu de ces ruines humides s'épanouit une luxuriante végétation de fougères et de plantes grimpantes qui achève de les miner.
La disposition de Tamansari, son isolement au milieu d'un lac, indiquent suffisamment que cette romantique maison de plaisance était un lieu de refuge en cas de guerre ou de troubles.(...)"

L'intérêt de cette description porte plutôt sur le témoignage sur l'état du site en 1895. Pour le reste elle reflète à vrai dire plutôt les fantasmes sur l'Orient de l'auteur, que l'on retrouve dans la peinture orientaliste, le romantisme des ruines en vogue au XIXè siècle, ou encore la projection de la conception du jardin anglais sur le Tamansari.
S'il note à juste titre un étonnant mélange d'influences stylistiques, l'auteur passe en revanche complètement à côté du sens et de la conception du Tamansari comme lieu de retraite et de méditation, sur lequel Denys Lombard nous a éclairé, et que j'ai déjà évoqué dans ce blog.
Cela dit, le style est savoureux.

l'entrée du "château"  en ruines sur l'île, au milieu du lac rectangulaire, en 2010


dimanche 26 juin 2011

l'enceinte du kraton à Yogyakarta

De l'enceinte (Beteng Baluwerti) du palais (kraton) de Yogyakarta, édifiée au XVIIIè siècle, le plus remarquable, outre sa blancheur éclatante, ce sont les portes. Il y en avait cinq jadis, nommées plengkung.
Deux sont toujours visibles, et leur esthétique mérite qu'on s'y arrête, tant l'impression qui s'en dégage est particulière.

Précisons d'abord que l'enceinte du kraton délimite un quadrilatère de plus ou moins un kilomètre de côté, à l'intérieur duquel, outre la résidence et le palais du Sultan (actuellement Hamengkubuwono X), se trouvent les résidences princières et les habitations des serviteurs du palais (abdi dalem) et de leurs familles.

plan du kraton de Yogyakarta. On repère au nord la grand-place nord (alun-alun utara),
et au sud la grand -place sud (alun-alun selatan). Au centre le palais proprement dit. On
notera l'orientation nord-sud du palais, dans une succession de cours et de bâtiments, entre
les deux alun-alun.

La première de ces portes encore intactes, Plengkung Tarunasura, appelée couramment plengkung Wijilan, du nom de la rue du kraton qui la rejoint, est située au nord-est. Le nom Tarunasura provient de deux termes: taruna qui signifie "jeune" et sura qui signifie "courageux". Jeune homme courageux donc! Cette porte, rapporte-t-on, donnait jadis accès à la résidence du prince héritier.

plengkung Tarunasura, nommée aussi plengkung Wijilan
La porte est dotée d'un fronton en forme de montagne ailée surmontée d'une fleur, et est décorée d'enroulements de végétaux et de guirlandes.

Plengkung Nirboyo, appelée couramment plengkung Gading ou Gadhing, également du nom de la rue qui y mène côté kraton, à partir de la grand-place sud (alun-alun selatan), et située au sud.
Passaient jadis sous cette porte le cortège accompagnant le Sultan à sa dernière demeure, à savoir le cimetière royal d'Imogiri, à quelques kilomètres au sud de Yogyakarta. 
Des deux côtés de la porte des têtes de géants effrayants (raksasa), symbole qui figuraient dit-on du détachement du souverain trépassé.

plengkung Nirboyo, vue depuis l'extérieur du kraton
plengkung Nirboyo jadis
plengkung Nirboyo, vue depuis l'intérieur du kraton
Le nom Nirboyo provient lui aussi de deux termes: nir qui signifie "sans" et boyo/baya "danger". Il évoque la sortie du kraton sur un chemin qui procure le salut.

Sans surprise, les accès au kraton étaient chargés de sens.

Les portes étaient toutes sur le même modèle. En témoigne une image du temps jadis de plengkung Jagasura, nommée également plengkung Ngasem, au nord-ouest.

plengkung Jagasura jadis
Aux angles de l'enceinte, il y avait des postes de garde dont on peut encore voir les tourelles d'angle, et un réduit sans doute à usage d'entrepot. Leur facture n'est pas sans charme et participent de l'atmosphère du kraton.

tourelle d'angle, nord-ouest
tourelle d'angle, sud-ouest
sur une plateforme d'angle sur le rempart,
une guérite surmontée d'un bouton de lotus
à l'angle de l'enceinte sud-est  (pojok beteng wetan)
côté intérieur de l'enceinte, un petit bâtiment
sans doute à usage d'entrepôt, cependant
surmonté de motifs d'angle maçonnés qui
ne sont pas sans évoquer des éléments d'architecture
de temples hindo-bouddhiques, et sont aussi surmontés
d'un bouton de lotus
le même bâtiment, vue depuis la voie intérieure qui
passele long du rempart
Enfin, il faut mentionner en plusieurs endroits des portes "fendues", gerbang, à la forme typique que l'on retrouve souvent à Java.

porte (gerbang) de l'entrée nord de l'alun-alun utara

lundi 13 juin 2011

Insanul Kamil à Cirebon

Au petit musée du kraton Kanoman à Cirebon
On trouve dans le petit musée du kraton Kanoman à Cirebon une étrange peinture sous verre. La présentation des objets (je n'ose pas dire des collections) relève à vrai dire plutôt de l'entassement sans ordre et la peinture en question est posée à terre, appuyée au mur avec d'autres peintures et panneaux de bois sculptés.
L'on y voit au centre comme une montagne lumineuse, auréolée, entourée de part et d'autre d'arbres au feuillage inhabituel. Au coeur de la "montagne", des inscriptions apparemment islamiques dans un cercle, et une autre montagne miniature. Dans le ciel des nuages stylisés (mega mandung) et sur terre des rocailles (wadasan), dans le style de Cirebon, influencé par la Chine.

Je m'enquiers du nom donné à cette peinture et l'on me répond que c'est une représentation d'Insanul Kamil. Une recherche ultérieure m'apprend qu'Insanul Kamil n'est autre que la transcription indonésienne de l'Insan al-Kamil, "L'Homme Parfait" selon Ibn Arabi et ses disciples. Le concept théologique est complexe et je ne m'aventurerai pas plus avant, si ce n'est que mes interlocuteurs indonésiens disent spontanément que L'Homme Parfait, c'est le Prophète Mohammad.

Qui en est l'auteur? car elle est reproduite assez fidèlement avec seulement quelques variations de couleurs par des peintres sous verre locaux. Est-ce la peinture du kraton qui a été réinterprétée par ces quelques artistes locaux? 
Car enfin, je n'ai pas connaissance que cette représentation de l'Insan al-Kamil ait son équivalent dans d'autres pays de tradition musulmane (on explore en vain les livres d'art relatifs à l'art musulman), ni même ailleurs en Indonésie. Il s'agirait donc d'une tradition palatine locale.

Outre la question de l'origine, décripter une telle peinture n'est pas chose évidente.
D'abord, problème classique de l'art, comment une peinture peut-elle exprimer un concept religieux? Ladite peinture est puissamment chargée de symboles dont beaucoup m'échappent mais elle n'en demeure pas moins fascinante.

Une copie de cette peinture est commandée à un atelier local dont le maître semble versé tout à la fois dans la tradition locale et dans la mystique javanaise et musulmane : tous les éléments de la peinture du kraton y figurent: montagne, arbres, mega mendung et wadasan. mais au coeur de cette "montagne" il y le feu divin rougeoyant. Au coeur de cette silhouette il y a un motif centré et ailé dans un cercle. Des inscriptions dans le cercle, le peintre dit qu'elles sont indéchiffrables; spontanément on croit y voir des inscriptions islamiques, mais il s'agit en fait pour la plupart d'inscriptions dénuées de sens, ayant un caractère magique.

Interprétation de l'atelier du peintre Katura
Interprétation du peintre verrier Adjib
Dans l'attente d'un décryptage plus détaillé des symboles, il est possible dans un premier temps de faire quelques rapprochements avec d'autres représentations locales, et de se laisser porter par le mouvement de ces images.
L'illustration de couverture d'un livre d'un livre récemment paru étaye un rapprochement avec la mystique islamo-javanaise:
traduction du titre: "La science secrète (Makrifat)
 javanaise. Le sens (makna) véritable (sejati) de la vie (hidup)".
Syekh Siti Jenar et les Neufs Saints" (il s'agit des Saints
qui sont réputés avoir islamisé Java).
En fait la peinture sous verre qui illustre la couverture de cet ouvrage est de l'artiste cirebonais T. D. Sudjana, et la peinture en question est visible à Jakarta au musée Baitul Quran. Elle a pour titre "Alam Shaghir"( littéralement alam=nature/monde, shaghir=paradis). On pense aux jardins de paradis en terre d'Islam.
wadasan (rocaille), mêmes arbres, toiture du pavillon en forme de montagne et calligraphie islamique

Ce même artiste a d'ailleurs aussi peint une interprétation d'Insanul Kamil où triangles et verticalité paraissent encore plus accentués:


Au même kraton Kanoman, l'un des batiments présente une architecture hors du commun. Outre que le bâtiment lui-même est légèrement coudé, on ne peut s'empêcher de rapprocher de nos peintures de montagnes mystiques la façade où tout, dans le dessin architectural, n'est qu'élancement vers le ciel.
bangunan (=bâtiment) Gajah Mungkur, ou Garuda Mangkur
selon la brochure d'informations fournie par le kraton Kanoman.
Façade côté accès au kraton
idem. Façade dans la cour du kraton.
Sous l'arche du fronton une cloche est visible,
qui rythmait jadis le temps du kraton.

lundi 30 mai 2011

vitraux au kraton Mangkunegaran de Solo

A Solo (Java Centre) -nommée aussi Surakarta-, comme à Yogyakarta, deux lignées royales se partageaient le pouvoir depuis le milieu du XVIIIè siècle. Deux kraton (palais) furent donc construits. Dissensions favorisées par les hollandais en vertu du principe bien connu “diviser pour mieux régner”.
Le Kraton Surakarta, et le Kraton Mangkunegaran. Ce dernier est le plus intéressant.
Dans une pièce reservée aux repas, les fenêtres sont décorées de magnifiques vitraux datés de 1941, figurant des scènes cérémonielles sur fond de décor d’enroulements végétaux stylisés. inspirés des lotus (tels qu'on peut en voir sur des temples hindo-bouddhiques javanais, notamment à candi (temple) Kalasan, près de Yogyakarta).

Sur deux des vitraux l’ensemble instrumental du gamelan est figuré, avec ses métallophones et xylophone, accompagnés de la cithare, la flûte, du rebab et du tambour.

Sur les trois vitraux les personnages, tels des caractères du wayang kulit (théâtre d’ombres javanais joué avec des marionnettes découpées dans du cuir ajouré), sont vus de face, mais avec le visage de profil.

Sur l'un des vitraux, des hommes vêtus de sarong de batik et de blangkon (mouchoirs de tête) sont assis autour des accessoires d’un kenduri (= repas cérémoniel pour commémorer un évènement ou demander “grâce”): 
- dupa (encensoir) au centre, en forme de temple hindouiste, 
- tumpang (cônes de riz en forme de montagne), 
- plats chargés de mets.
Au bas est noté le chiffre du Mangkunegaran de Solo commanditaire: MN VII


Sur un autre, on peut voir les instruments traditionnels du gamelan (de droite à gauche): 
- bonang (instrument du gamelan ayant la forme d’un petit sommier supportant une série de gongs renflés en forme de bulbe))
- kendhang (tambour allongé à deux membranes)
- kenong (gongs renflés en forme de bulbe, disposés individuellement sur un socle), 
- ketuk ou kempyang (petit gong horizontal bulbé), 
- gong ageng (grand gong circulaire suspendu à un portique), 
- saron (série de plaques de bronze posées sur une caisse), 
- gender (métallophone à lames minces surmontant des résonateurs en bambou) 
- bonang.


Sur le troisième de nouveau la représentation d’un ensemble instrumental de gamelan (de droite à gauche):
- rebab (vièle à pique à deux cordes), 
- siter (cithare)
- suling (flûte droite), 
- ?? (instrument indéterminé)
- pesinden (chanteuse soliste dans le gamelan javanais) 
gambang (xylophone comportant des touches en bois alignées sur une caisse de résonance), 
- 2 gender (type de métallophone à lames minces suspendues sur tubes de bambous résonnateurs accordés)
- kendhang (tambour).



Le gamelan est un ensemble de métallophones (de bronze) et xylophones (bambou, bois) frappés avec maillets et marteaux, constituant un tout indissociable. Catherine Basset, dans son passionnant petit ouvrage "Musiques de Bali à Java, l'ordre et la fête" (éditions Cité de la Musique/Actes Sud), emploie le terme de “clavier éclaté” pour le définir, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un seul instrument conçu comme un tout et accordé comme un instrument unique par un forgeron spécialiste (pande), mais joué par plusieurs “musiciens”.

On fait remonter son origine aux tambours de bronze de la culture de Dông So’n (environ 500 av JC au début de notre ère) qui aurait diffusé à partir du nord Viêt-Nam dans toute l’Asie du Sud-Est.
Est attribué au bronze, et à sa résonnance, une puissance magique entre relation avec les rites de fertilité et l’ordre du monde. D’où les circonstances solennelles dans lesquelles le gamelan est joué, et sa présence dans tous les kraton à Java, Sunda et Bali. Il ne fait aucun doute que les représentations figurant sur ces vitraux s'inscrivent dans ce contexte rituel et doivent se lire comme tel. Tant leur facture (composition pyramidale, enroulement de feuilles de lotus, personnages de profil comme dans le wayang) que les thèmes figurés (repas cérémoniel, gamelan) en témoignent.

Lors de l'exposition coloniale de 1889 des "concerts" de gamelan ont été joués devant le public parisien. Tant la composition musicale suivant un rythme cyclique et les sonorités métalliques ont été une découverte et une source d'inspiration pour quelques musiciens,  en premier lieu Debussy.

le gamelan sous le pendopo (partie avancée et ouverte d'une résidence,
servant aux réceptions) du kraton du Pakualaman, à Yogyakarta
autre vue du même gamelan
dans l'arrière pays de Yogyakarta, quelques habitants d'exercent...
...devant des panneaux de notation de la musique

jeudi 19 mai 2011

sujet à débat: mosquées et Islam à Java

“Je ne suis jamais entré dans une mosquée sans une vive émotion et le dirai-je, sans un certain regret de n’être pas musulman”  
Ernest Renan, dans les Oeuvres complètes éditées à Paris 1961, tome 1 p. 959
la masjid merah (= mosquée rouge) de Cirebon, appelée aussi masjid Panjunan,
 du nom de la rue, avec ses toits superposés si caractéristiques
 des anciennes mosquées indonésiennes (photo JLA)
l'intérieur de la masjid merah, où l'on peut voir son mirhab de style indonésien
et les décors de céramiques encastrées dans les murs de brique. Atmosphère
faite de recueillement de simplicité et d'harmonie (photo JLA)
Depuis les années 1980 le monde musulman connait une réislamisation, après la période de domination de l’idéologie communiste. L’Indonésie ne fait pas exception. Un certain nombre de facteurs explicatifs et de signes peuvent être évoqués.

D’abord l’influence de l’Islam rigoriste wahhabite de l’Arabie Saoudite, forte de ses pétrodollars et de sa maîtrise territoriale des deux plus importants lieux saints de l’Islam. Chaque année des centaines de milliers d’indonésiens font le pélerinage à la Mecque, l’un des cinq piliers de l’Islam. De ce fait le mode de vie arabe est parfois assimilé à l'Islam; il est perçu comme un modèle par beaucoup.

Cependant les facteurs internes ne doivent pas être négligés: l’éducation notamment. Nombre de pondok pesantren (pondok=pensionnat, pesantren=école coranique) accueillent des élèves ou étudiants qui apprennent là l’Islam légal, l’arabe du Livre Saint, et le Coran par coeur. Quand aux autres matières, mathématiques, langues (essentiellement l’anglais), histoire, bien souvent seules des connaissances superficielles sont dispensées. Quant à l'enseignement public il n'est souvent guère plus brillant. Voilà qui ne favorise pas l'esprit critique.
A l'Islam orthodoxe s’ajoute, a priori paradoxalement, un matérialisme triomphant. Il suffit de se promener dans les malls (centres commerciaux) pour observer l’attrait pour les jeunes générations de cette consommation à l’américaine.

Peu à peu les nouvelles générations perdent le sens des traditions culturelles régionales, quelles que soient les régions de l’Archipel (Java, Sumatra, Sulawesi, Kalimantan, ...) et conjuguent l’Islam légal (c’est à dire limité aux respect de règles appliquées bien souvent sans y réfléchir, à l’exclusion de la mystique soufie) et la consommation débile à l’américaine, Hollywood et junk food. 

Une variation de la mondialisation en somme. Un Islam internationalisé sans référence à la culture locale se fait jour:
- groupes extrémistes qui vivent en cercle fermé, dont les femmes arborent le voile intégral dans des couleurs sombres.
- mouvements de révolte sociale instrumentalisés par les groupes d'activistes extrémistes, souvent aidés par quelques gros bras ignards pré-délinquants toujours prêts à en découdre... à titre d’exemple ces derniers mois, des églises brûlées par des groupes d’activistes, les lieux de culte d’un mouvement religieux (Ahmadiyah) se réclamant de l’Islam mais considéré comme hérétique, attaqués et brûlés, des fanatiques frappant les cadavres en criant Allahu Akhbar !
- pression des musulmans extrémistes sur les politiciens (notammant du FPI= Front Pembela Islam = front des défenseurs de lIslam), et se faisant censeur de telle ou telle oeuvre cinématographique... sous prétexte de blasphème ou d'atteinte a la morale, décidant en lieu et place du législateur.

Face à cette situation le Président SBY (Susilo Bambang Yudhoyono) et le gouvernement restent pour ainsi dire passifs, moyennant quelques déclarations pour la forme. Autant dire que chacun fait sa loi et se fait justice à l'occasion, et c'est là qu'est le problème bien entendu, non dans le fait de defendre telle ou telle valeur.

Au regard de ces évolutions, le mysticisme javanais (teinté d’animisme millénaire), le soufisme et la mythique “tolérance javanaise” ne semblent pas être en position de force, malgré une certaine résilience diront les optimistes.

Autre signe qui ne va pas le sens dune ouverture des esprits: les librairies sont rares au regard de la population de l’Indonésie (environ 240 millions d’habitants). Les rayons dominants sont l’Islam (et accessoirement les autres religions), la cuisine, le business, et les romans à l’eau de rose... histoire, culture et arts sont quasiment inexistants en dehors des grandes librairies des grandes villes où ils occupent alors au mieux une ou deux étagères..., ou à Jakarta, on trouve quelques livres en anglais sur ces sujets.
Déculturation et Islam globalisé se reflètent dans la généralisation des tenues vestimentaires féminines islamiques (port du foulard islamique, nommé kerudung, vêtements longs cachant jambes et bras, de préférence ternes) et également dans l'architecture; alors que les anciennes mosquées du monde malais ( Indonésie et Malaisie) possédaient une architecture spécifique, notamment caractérisée par les toits superposés (les historiens débattent de l'origine de cette architecture vernaculaire: survivance des toits des pagodes bouddhistes ou temples hindouistes, ou bien représentation de la montagne, sacrée par nature en tant qu'elle relie le ciel et la terre ?), désormais c'est le modèle moyen oriental plus ou moins bien assimilé ou interprêté qui est reproduit.

en face des temples de Prambanan, une grande mosquée vient d'être édifiée.
Si la toiture est encore un lointain rappel des toitures traditionnelles, le minaret
 jure franchement, en témoigne la toiture d'une construction javanaise voisine.
Sans doute cette démesure manifeste-t-elle aussi l'intention des commanditaires
de faire pendant aux anciens temples hindouistes voisins....
sur la route entre Yogyakarta et Prambanan, on peut voir aussi cette mosquée,
mélange de Disneyland et des Mille et une Nuits.
Ce n'est malheureusement qu' un exemple parmi d'autres créations récentes
Au regard de ces évolutions on peut s'interroger sur l'avenir de ce pays, quant à son unité, son rayonnement et son identité. Assiste-t-on à une arabisation programmée des musulmans d' Indonésie? Que se passera-t-il s'ils veulent un jour imposer l'application de la charia dans l'archipel dont certaines régions sont majoritairement chrétiennes ou hindoue (Bali)? N'y a-t-il pas un risque d'éclatement du pays?

Il reste que c'est peut-être là le point de vue d'un français pris lui-même dans sa vision du monde dans laquelle la religion est une affaire privée, et en quête d'une culture "authentique" fantasmée. Car toute société est forcément en mouvement.

“Je me sens aujourd’hui de plus en plus étranger à l’Islam, alors que j’ai connu des jours où je songeais sérieusement à l’embrasser. On ne s’y frotte pas de près des années durant sans se poser la question. Idéalement, c’est la religion parfaite, dans un rapport personnel avec le divin. Pas de credo incroyable. Pas d’intermédaire. S’efforcer de suivre quelques règles de prière et de conduite. Peut-être est-ce trop simple? Il y a le soufisme. Mais aujourd’hui, en ces temps de résurgences fondamentalistes de tout poil, je suis de plus en plus hostile à tout ce qui ressemble à un appauvrissement des qualités du coeur, un obscurcissement de l’esprit, une mise sous le boisseau de la raison, mais aussi des forces de vie, de joie, de constante résurrection. Mon coeur se serre à la vue de toutes ces jeunes femmes voilées. on n’en voyait pour ainsi dire pas, il y a vingt-cinq ans, c’était même impensable.”
François-René Daillie, La lune et les étoiles. Le pantoun malais. Récit-essai-anthologie
Editions Les Belles Lettres 2000, p.93