mardi 1 février 2011

"Le carrefour javanais, essai d'histoire globale", 20 ans après.


Le chef d'oeuvre en trois tomes de Denys Lombard, "Le carrefour javanais, essai d'histoire globale"(éditions de l'EHESS, 1990, réimprimé en 2004)*, admirablement écrit, lumineux dans ses analyses, dissèque l'univers mental javanais en remontant le cours de l'Histoire des années 1980 à la moitié du premier millénaire de notre ère. 
Depuis la parution de cet ouvrage, les évolutions récentes du monde et de la société indonésienne donnent matière à réflexion, tant on peut avoir le sentiment de vivre une époque charnière où tout s'accélère:

- bouleversement technologique (nouvelles technologies de l'information, téléphone portable),
- politique (avènement de la démocratie),
- religieux (nouvelle islamisation de la société indonésienne),
- et géopolitique (montée en puissance de l'Asie)

Sans faire de prospective l'auteur avait déjà pu observer les premiers signes du renouveau de l'Islam et de la montée en puissance de l'Asie.

"Dans l'Archipel au contraire, et sans doute parce que la royauté javanaise a eu la sagesse de faire sienne la nouvelle idéologie islamique, nous avons affaire à un très grand Etat qui se prépare à jouer un rôle primordial, non seulement dans l'évolution prochaine de l'ASEAN mais dans l'avenir de l'Asie en général" (in "Le carrefour javanais" Tome 3, p.156, chapître "Ultimes réflexions")

Avant la crise de 1998 et la "reformasi" (au lendemain de la chute du régime autoritaire du Général Suharto s'est ouverte une période de transition démocratique), les journaux étaient peu nombreux et largement sous contrôle du pouvoir. Désormais des centaines de publications sont diffusées dans tout l'Archipel. Sans compter l'accroissement important des autres publications écrites et en ligne.
A cet égard, les indonésiens se sont appropriés spontanément et passionnément le téléphone portable et l'internet, tant leur intérêt pour le réseau relationnel et la communication est inhérent à leur culture et à leur manière d'être. On voit les uns et les autres munis de deux téléphones portables, avec lesquels ils jonglent et qui souvent leur donnent accès à internet dès que leurs moyens leurs permettent. Les réseaux sociaux sur internet sont en vogue et très actifs. Toutes les informations circulent, tous les points de vue s'expriment.

Depuis le début des années 1980 une nouvelle islamisation de la société javanaise est en cours; le phénomène affecte au demeurant tout le monde musulman. Le foulard islamique (kerudung) est devenu commun, et les genoux nus des années 60 ou 70 se cachent sous les jupes longues, qui parfois ne sont pas à l'avantage de l'élégance féminine. S'il semble que la pratique religieuse soit plus soutenue, y-a-t-il pour autant un changement en profondeur de la société javanaise? En dehors de mouvements extrémistes (et le particularisme de la province d'Aceh auquel le gouvernement central a "accordé", dans le cadre de sombres négociations politiciennes, une autonomie assortie de l'application de la sharia que les acihais ne demandaient pas...) la vie quotidienne et l'ouverture aux autres des indonésiens ne semble pas en pâtir, mais qu'en est-il de l'avenir? 
La philosophie et le mysticisme javanais (kejawen, kebatinan), un peu en dehors des clous de la croyance de la croyance en un dieu unique, ne paraissent pas très menacés à première vue. Et les phénomènes paranormaux fascinent toujours beaucoup les indonésiens. Et cette islamisation est contrebalancée par le système démocratique en formation, et l'ouverture au monde liée à la mondialisation.

Par ailleurs, la constitution a pour clé de voûte le Pancasila, construction idéologique fondée sur cinq principes fondamentaux (croyance en Dieu, humanisme, nationalisme, démocratie et justice sociale); cette abstraction a été dictée tout à la fois par des impératifs d'unité nationale au moment de l'indépendance (déclaration d'indépendance le 17 août 1945) et par la puissance visionnaire de Soekarno, le père de la nation indonésienne. Le Pancasila, par la force de ses principes et l'adhésion de la majorité de la population (toutes convictions religieuses confondues), a jusqu'à présent évacué l'hypothèse d'une république islamique, du fait du risque d'éclatement du pays que cela impliquerait. De plus la décentralisation mise en place au début des années 2000, malgré des phénomènes de corruption à grande échelle, a transféré partiellement la responsabilité d'une meilleure gouvernance sur les élus locaux. Les indonésiens ne s'y sont pas trompés en n'accordant que peu de voix aux partis islamistes lors des dernières élections. Intuitivement ils semblent comprendre que le pouvoir corrompt et préfèrent que les religieux ne doivent pas y être associés. A moins qu'ils ne soient plus réceptifs à l'ouverture au monde qu'au discours religieux dogmatique.

"Mais la question se pose de savoir si les civilisations qui nous paraissent "grandes" aujourd'hui ne sont pas en fait celles qui, à l'aube de leur évolution, ont eu la chance de brocher sur plusieurs mondes à la fois et de se trouver comme l'Insulinde, en position de carrefour" (in "Le carrefour javanais" Tome 3, p.157. dernière phrase de l'ouvrage)

Dans les dernières lignes du "carrefour javanais", Denys Lombard formulait l'hypothèse que l'Indonésie retrouverait la place qui lui revient naturellement dans le concert des nations asiatiques. Cette hypothèse est en train de prendre corps. L'indonésie, désormais membre du G20, est en passe de devenir le pôle de stabilité en Asie du Sud-Est, et, forte de ses 240 millions d'habitants et de ses ressources naturelles, une puissance qui monte et qui compte, à l'instar du Brésil en Amérique latine.


*"L'étude envisage dans sa globalité l'histoire de Java, l'île la plus importante de l'Archipel insulindien, et cherche à en analyser les éléments formateurs, en privilégiant la notion de strate. Les différentes nébuleuses mentales sont étudiées dans l'ordre même où elles affleurent: celle d'abord que marque l'occidentalisation, la plus récente, que beaucoup pensent être la plus significative; puis celle formée au double contact de l'islam et de la Chine, dans les ports commerçants qui ont vu le jour à partir du XVème siècle; celle enfin qu'imprègne la culture indienne et qui reflète sous nos yeux encore le lointain souvenir des grands royaumes agraires." (notice de présentation de l'ouvrage par les éditions de l'EHESS)
T.I : Les limites de l'occidentalisation
T.II : Les réseaux asiatiques
T.III : L'héritage des royaumes concentriques

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